18
— D’abord, les plus hauts fonctionnaires et les princes les plus puissants seront présentés au vizir.
Le jeune officier à peine en âge de se raser, ainsi que l’entourage du vizir en comptait un certain nombre, se redressait avec raideur, pénétré de sa propre importance.
— Ensuite ton tour viendra, et le commandant Thouti lui indiquera ton nom.
— Je comprends, répondit Bak.
Quand Thouti leur avait annoncé que le vizir souhaitait connaître les hommes qui avaient mis fin au vaste trafic de contrebande sévissant sur la frontière, seul Neboua avait accueilli cette nouvelle sans grand émoi. Bak répugnait à l’idée d’être présenté d’une manière si solennelle et si publique. Imsiba et surtout Meri partageaient son sentiment. Bak avait serré les dents, exprimé sa gratitude et cherché son meilleur pagne. Le gamin était venu au festin accompagné de ses parents, préparés à savourer cette occasion. Quant à Imsiba, sur qui l’on pouvait pourtant toujours compter, il avait disparu.
— Félicitations ! poursuivit l’officier en tapant Bak sur l’épaule comme s’ils étaient égaux par l’âge et par le rang. J’espère t’imiter un jour en actes et en courage.
« Voire te surpasser », lut Bak dans ses yeux.
— Cette terre de Ouaouat pousse à révéler toutes les ressources que l’on porte en soi.
— Euh… Sans doute.
L’officier, qui n’avait probablement jamais servi un seul jour hors de la maison royale, s’éloigna d’un pas précipité pour rejoindre plusieurs autres jeunes gens avides de plaire qui étaient apparus dans le sillage du vizir.
Bak parcourut la salle des yeux dans l’espoir de découvrir Imsiba, pourtant certain que celui-ci n’y était pas. « Il va arriver, se dit-il. Il le doit. »
Le vizir, un grand homme imposant à la chevelure grise clairsemée, traversa lentement la salle en bavardant avec le commandant Thouti et le vice-roi de Ouaouat, une mer de convives s’écartant sur leur passage. Comme Thouti, le vice-roi était de taille moyenne, mais plus fin, et affligé d’un nez proéminent et de grandes oreilles.
Les deux hommes, tel quiconque accoutumé à l’intense chaleur de Ouaouat, portaient de simples pagnes courts, de larges colliers de perles multicolores, des bracelets ainsi que des anneaux aux bras et aux chevilles. Au grand dam de son épouse, le commandant avait laissé sa perruque de cérémonie dans son panier, préférant le confort à l’élégance. En revanche, le vizir et ceux qu’il avait amenés avec lui de Kemet, cédant à la vanité plutôt qu’au bon sens, arboraient des pagnes descendant jusqu’aux chevilles, des tuniques dont les manches couvraient le coude, et des châles autour de leurs épaules. La sueur coulait sous les lourdes perruques et les bijoux compliqués.
Le vizir se dirigeait vers le fauteuil de Thouti, rembourré grâce à d’épais coussins et couvert d’un jeté de lin brodé, qui se dressait avec une splendeur royale au bout de la salle d’audience. Des officiers et des scribes venus des garnisons du Ventre de Pierres, des princes et des chefs de la région conversaient entre les colonnes, ou circulaient parmi les gens de la capitale.
Les femmes de Bouhen, beaucoup moins nombreuses, mais leurs rangs grossis par une vingtaine d’épouses et de concubines issues du sud de Kemet, étaient assises sur des tabourets bas dans une salle adjacente normalement occupée par les scribes. Lors d’une cérémonie moins officielle, elles se seraient mêlées aux hommes, mais Thouti avait décidé de rendre l’occasion aussi grandiose qu’il se pouvait dans une garnison frontalière telle que Bouhen, et mémorable aux yeux du vizir. Tandis que les hommes débattaient d’affaires d’État, les femmes discutaient de questions plus intimes.
Bak remarqua Noferi, assise en compagnie de Tiya et de la jeune et ravissante concubine du vizir, nommée Khaouet. Elles bavardaient telles des amies de longue date en rapprochant leur tête. Derrière elles, Amonaya agitait un éventail en plumes d’autruche. Bak n’aurait jamais pensé que Noferi puisse nouer une amitié avec des femmes. Peut-être s’était-il trompé.
Le flux et le reflux des conversations, des rires et de temps à autre un juron jovial couvraient les douces voix féminines. Des serviteurs chargés d’immenses plateaux passaient entre les invités, auxquels ils offraient des viandes rôties, des légumes savoureux, des gâteaux au miel ainsi que des pains sucrés, des dattes, des figues et du raisin. Le vin coulait à flots, ajoutant son effluve entêtant à la suave senteur des fleurs et aux parfums plus astringents des petits cônes fondant lentement sur bien des perruques. Des musiciennes s’assemblaient à un bout de la pièce avec quatre danseuses et des acrobates. L’atmosphère lourde se chargeait d’une moiteur dont l’âcreté montait aux narines déjà trop agressées.
— Très bien, Bak. approuva Neboua en inclinant la tête avec respect. C’était formulé avec un tact que je ne pourrai jamais maîtriser, mais suffisamment acéré pour pénétrer l’épiderme le plus coriace.
Il fallut un moment à Bak, toujours préoccupé par l’absence d’Imsiba, pour comprendre que Neboua avait surpris sa conversation avec le jeune officier de la capitale.
— Je doute qu’il ait servi un seul jour dans un régiment, mais je ne lui envie pas ses fonctions. Si j’en crois ce qu’on dit de la maison royale, les périls que l’on affronte dans les couloirs du pouvoir sont plus effrayants que ceux du champ de manœuvres.
— Rien de tel que Bouhen, approuva Neboua en riant.
— Je ne suis pas sûr que tout le monde soit d’accord avec toi, remarqua Bak en pointant son bâton de commandement vers le lieutenant Kaï. Chaque fois que je l’aperçois, il est en grande conversation avec un officier différent, dont aucun n’est de Ouaouat. Il m’a tout l’air d’un homme qui cherche une nouvelle affectation, plus au nord.
Neboua fit signe à un serviteur portant une grosse jarre au fond arrondi et lui tendit son bol. L’adolescent y versa un vin épais d’un rouge profond.
— Je regretterai son départ, mais je lui souhaite bonne chance. Kaï a servi longtemps à Semneh en accomplissant consciencieusement sa tâche d’inspecteur. Il a bien mérité une récompense.
La première harpiste effleura les cordes de son instrument. Une seconde harpiste, une luthiste, deux hautboïstes et une joueuse de lyre se joignirent à elle. Résidentes de Bouhen, elles produisaient quelquefois une note discordante, cependant nul ne semblait s’en soucier ni même le remarquer.
Neboua considéra le contenu de son bol avec satisfaction.
— As-tu parlé à ce jeune lancier que je t’ai suggéré de voir ?
— Oui, répondit Bak, savourant lui aussi le vin capiteux. Sa femme est originaire de la région, comme tu me l’avais dit, et elle est enceinte. Ils aspirent à demeurer à Ouaouat près de sa famille, au lieu de retourner à Kemet où lui devra travailler dans les champs d’un noble. Quand je leur ai parlé d’Ahmosé et de son île, ils ont cru à un présent des dieux.
Le sergent Psouro arriva derrière Bak, son bol à la main, un sourire crispé sur ses traits.
— On dirait que tu souffres d’une rage de dents, lui dit Bak avec amusement.
Le robuste Medjai persista à sourire comme si sa vie en dépendait.
— Je suis venu, chef, puisque tu me l’as recommandé, mais je préfère de loin la bière au vin, et je ne sais pas quoi dire aux gens de qualité. Pourrais-je retourner à la caserne, maintenant ?
— Tu as du mérite d’être resté aussi longtemps, répondit Bak en lui tapant sur l’épaule. Pars si tu veux. On a remarqué ta présence, c’est tout ce que je demandais.
Le sergent fourra son bol presque plein dans la main d’un serviteur surpris et fendit rapidement la foule vers la sortie.
— On fait admirer ses Medjai, lieutenant ? remarqua Hapouseneb, posant une main dans le dos de Neboua et un bras sur l’épaule de Bak.
Celui-ci accueillit le riche marchand avec un sourire.
— On ne se soucierait pas d’eux, autrement, or pour recevoir la promotion qu’ils méritent, ils doivent attirer l’attention des puissants.
Nebamon, comme toujours dans l’ombre de son cadet, approuva d’un hochement de tête.
— Je crains que ce ne soit malheureusement vrai.
— J’ai laissé mon vin quelque part et je ne peux pas prononcer mon petit discours la gorge sèche, dit Hapouseneb, qui appela un serviteur et reçut bientôt un bol plein à ras bord. Grâce à tous les dieux de l’Ennéade, au commandant Thouti, et surtout à vous…
Il leva son bol, brièvement devant Neboua puis longuement devant Bak.
— … Nous pouvons reprendre nos affaires sans encombre. Mes chefs de caravane vous remercient. Mes capitaines de navire vous remercient. Et moi… je vous remercie également.
Nebamon leva son bol en l’honneur de Bak seul.
— Moi aussi je te suis reconnaissant, lieutenant. Mes marchandises se trouvent déjà à bord d’un vaisseau en partance pour Abou, et j’ai évité les pertes que je redoutais. Je suis ton débiteur, plus que je ne saurais le dire.
— Bien au contraire, c’est moi qui ai une dette envers toi car, le premier, tu m’as parlé de l’homme sans tête.
— À cet heureux dénouement ! conclut Hapouseneb en levant plus haut son bol.
Le trio l’imita à l’unisson.
Peu après, alors que les deux marchands s’éloignaient, Neboua fit observer :
— Il paraît que tu dois conduire dame Rennefer devant le vizir, demain.
— Selon la consigne de Thouti, confirma Bak avec un sourire en coin.
— Il est malin de se débarrasser d’elle de la sorte.
— On dit que le vizir a pris sa décision à la lecture de mon rapport, avant même que nous comparaissions devant lui, indiqua le lieutenant, redevenant grave.
— Elle mérite pourtant d’exposer sa défense.
— Il l’écoutera. Puis il ordonnera qu’on la conduise en amont pour la jeter aux crocodiles.
— C’est une femme qui revêt le visage du mensonge, un démon de la nuit, mais la voir châtiée ainsi alors que Roï, Ouensou et Ouserhet ont connu une fin rapide n’a aucun sens.
Bak était d’accord. Certes, Rennefer avait courtisé la mort en voulant assassiner son époux, toutefois, contrairement aux autres, elle n’avait pu mener son plan à bien. Cet échec n’exigeait-il pas d’être pris en compte ?
— Je n’ai pas encore vu Imsiba, remarqua Neboua, rompant le long silence. Nous aurait-il fait faux bond ?
— Je ne peux imaginer où il est passé. J’espère qu’il n’est pas… Ah ! Le voilà !
Avec un immense soulagement, Bak désigna du menton la porte où le grand Medjai s’était arrêté pour parler à Psouro, qui s’en allait. Sitamon, à ses côtés, était vêtue d’un fourreau blanc très simple. Son cou était orné d’une chaîne en or où pendaient douze fleurs de lotus en pierreries bleues et rouges, et sur ses minces poignets s’entrechoquaient quatre bracelets d’or.
Au lieu de la conduire directement dans la pièce réservée aux femmes, Imsiba la guida en direction de Bak et de Neboua à travers la foule. Le Medjai la tenait constamment par l’épaule, le dos ou le bras. Elle levait souvent les yeux vers lui, avec le sourire doux et chaleureux d’une femme enfin satisfaite dans son corps et son esprit.
Neboua observa le couple les yeux plissés.
— Je ne sais pas où ils se cachaient, mais rien qu’à les voir, j’ai une bonne idée de ce qu’ils faisaient.
— Si elle décide de retourner à Kemet, le choix ne sera pas facile pour lui.
Bak voulait plus que tout être juste et généreux, cependant il ne pouvait dissimuler son inquiétude.
— Crois-tu qu’elle l’ait convaincu de s’initier aux joies du commerce sur le fleuve ?
— Je prie pour qu’il n’en soit rien, répondit Bak avec ferveur. Il en serait capable, quant à cela je n’ai aucun doute, toutefois il ne serait pas heureux, enchaîné à un grand navire comme celui de Mahou, et aux contraintes incessantes des affaires.
Neboua s’apprêtait à émettre une remarque, mais l’arrivée du couple le fit taire. Sitamon sourit à Bak. Elle avait entrelacé une mèche postiche dans ses cheveux et ajouté des perles qui tintaient quand elle bougeait la tête.
— Je dois te remercier, lieutenant, pour avoir découvert le meurtrier de mon frère. Je croyais Ouserhet mon ami, et je pensais pouvoir lui confier tout ce que je possède. Sans ta persévérance, je l’aurais chargé de diriger mes affaires.
— Je ne peux imaginer une tâche plus satisfaisante que de mettre fin aux agissements d’un tel criminel, répondit modestement Bak.
— C’est aussi l’avis d’Imsiba, dit Sitamon, radieuse, en posant la main sur le bras du Medjai. J’ai tenté de le convaincre qu’il avait l’étoffe d’un homme d’affaires, mais il refuse de m’écouter et préfère rendre hommage à la déesse Maât.
— As-tu résolu de rester à Bouhen ?
« Ou l’as-tu persuadé de t’accompagner à Kemet ? » ajouta Bak en son for intérieur.
— J’ai une maison ici, et ce port est aussi bon qu’un autre pour une barge de commerce, répondit-elle, souriant tendrement à Imsiba. De plus, mon fils et moi avons trouvé de nouveaux amis. Oui, je vais rester.
— J’en suis enchanté, déclara le lieutenant avec soulagement.
— Pas autant que moi, mon ami, intervint Imsiba d’un air heureux.
Bak remarqua que le vizir avait pris place dans le fauteuil, auprès duquel un serviteur avait placé une petite table. Un autre lui offrait du vin et des mets raffinés. Un troisième attendait à côté, une guirlande de fleurs et un cône de graisse parfumée à la main. Des assistants fourmillaient tout autour pour anticiper ses moindres désirs. Le vice-roi avait fui l’auguste personnage pour attirer le commandant d’Iken dans un coin, où ils discutaient des importations ou, peut-être, du mariage imminent de la fille du commandant. Thouti, flanqué de trois princes locaux vêtus à la manière de Kemet pour prouver leur dévouement envers ce riche et puissant pays, avait dû rester tout près afin de se charger des présentations et de louer ces solides et fidèles alliés.
— Merveilleuse réception, commenta le capitaine Ramosé. Excellente nourriture, vin irréprochable, superbe compagnie. Qu’est-ce qu’un homme pourrait demander de plus ?
Bak se retourna et vit Ramosé en conversation avec le robuste amiral commandant la flottille du vizir. Tous deux suaient à grosses gouttes, parés d’une perruque et de bijoux tels des oiseaux migrateurs au plumage chamarré. Ils continuèrent à marcher, la main de l’amiral sur l’épaule de Ramosé. Bak ne put s’empêcher de rire. Pour un homme qui, à peine quatre jours plus tôt, affirmait n’avoir aucune affinité avec la noblesse, le capitaine se débrouillait fort bien.
Imsiba prit le bras de Sitamon afin de la guider vers la pièce où les femmes étaient assises.
— Viens, ma sœur, que je te confie à Tiya et à ces dames.
— Quand tu reviendras, prends Meri avec toi, lui dit Bak. Il joue avec les autres enfants dans la cour à colonnades, à l’arrière de la maison, et il aura probablement besoin de se laver avant que le vizir pose les yeux sur lui.
— Compte sur moi, répondit Imsiba.
Il s’apprêtait à partir quand une idée soudaine le poussa à s’attarder.
— Je sais que seule notre souveraine remet l’or de la vaillance, mon ami, mais le vizir veillera sûrement à ce que l’on te décerne une mouche d’or.
Bak éclata franchement de rire. Par deux fois, il avait arrêté des criminels dont les forfaits constituaient un grave affront envers Maât, menaçant la balance de la justice. Jamais il n’avait reçu pour autant la récompense tant convoitée.
FIN